CHAPITRE XI
Guidés par la sonde, Rohel et les deux choristes entamèrent leur descente vers la plaine.
Depuis l’aube, ils avaient suivi les crêtes et contourné les énormes rochers sculptés par le vent qui leur obstruaient le passage. Dérangés par leur passage, des vultures s’étaient envolés en poussant des cris rauques, des serpents gris s’étaient faufilés dans les interstices des pierres, des rongeurs au pelage brun rayé de jaune s’étaient engouffrés dans les étroites et multiples bouches de galeries. Un plantigrade avait surgi d’un repli rocheux et, dressé de toute sa hauteur à quelques mètres d’eux, avait tenté de les agresser. Le Vioter avait tiré le vibreur cryogénique de sa poche et l’avait braqué sur l’animal aux pattes puissantes, munies de griffes recourbées à l’impressionnante longueur. Il n’avait pas eu besoin de presser la détente : le plantigrade s’était affaissé sur ses antérieurs et avait disparu sans demander son reste.
Rohel avait flotté toute la nuit entre rêve et réalité, dans un état second proche de ce que Phao Tan-Tré avait décrit comme le « sommeil conscient », un état où le corps goûtait un repos profond tandis que l’esprit restait en éveil. Allongé sur une couverture, les yeux clos, il avait perçu des vibrations à l’intérieur de lui, des murmures qui formaient des structures cohérentes assimilables à des pensées. Même s’il n’avait pas reconnu la tonalité particulière des communications télépathiques de Saphyr, qui étaient des effleurements mentaux à l’ineffable douceur, il lui avait semblé comprendre qu’une voix lui conseillait de garder l’espoir, de poursuivre sa route, de continuer de se battre.
Lorsque la sonde avait allumé ses phares (elle s’était également autoproclamée réveille-matin), il s’était levé encore imprégné d’une tristesse déchirante. Il était parti à la recherche de Joru et d’Ilanka, les avait trouvés enlacés dans un compartiment annexe de la grotte, enfouis sous une couverture. Ils avaient décidé de le suivre jusqu’au vaisseau des pirates hors-monde. Ils ne savaient pas encore s’ils quitteraient Kahmsin en sa compagnie, mais ils sentaient confusément qu’ils auraient davantage de chances d’échapper au Morticant et aux gardes impériaux en se plaçant sous sa protection.
Les rayons des étoiles bleues de Kahmsin n’avaient pas chassé cette mélancolie qui assombrissait l’âme de Rohel et le maintenait en permanence au bord des larmes. Les deux choristes avaient compris qu’il n’avait pas envie de parler et avaient respecté son mutisme. Eux-mêmes ne tenaient guère à s’exprimer d’ailleurs, car le silence leur permettait de prolonger leur union charnelle et spirituelle de la nuit, cette fusion fondamentale où ils avaient perdu leurs limites individuelles et formé une entité unique, magnifique.
La sonde leur avait affirmé qu’il leur faudrait plus de quinze heures de marche pour gagner le vaisseau. Ils avaient donc, en prévision, avalé une grande quantité de bliz avant de partir, résolus à ne pas s’arrêter avant le crépuscule.
Ils quittèrent les derniers contreforts rocheux et s’engagèrent dans la plaine, au-dessus de laquelle s’amoncelaient les nuages, occultant les étoiles diurnes et entraînant un brutal déclin de la lumière. Ils avaient allégé les sacs de tout le superflu, ne conservant que le réchaud, un récipient, quelques rations de bliz et deux gourdes qu’ils avaient remplies d’eau préalablement bouillie. Ilanka et Joru s’étaient confectionnés des sortes de sous-vêtements avec les tissus récupérés qu’ils avaient découpés avec des pierres tranchantes et grossièrement noués. Ainsi vêtus, ils ressemblaient à des épouvantails mais, au moins, ils étaient protégés des morsures du vent. Ils se tenaient par la main comme s’ils craignaient d’être séparés par une soudaine bourrasque.
Ils décidèrent de prendre leur second repas du jour avant que n’éclate la tempête, estimant que l’apport calorique du bliz leur permettrait de mieux supporter la froidure humide de la nuit. Ils s’assirent au milieu des hautes herbes et des fleurs qui commençaient à émettre leurs soupirs musicaux. La sonde resta suspendue une dizaine de mètres plus loin et déploya des antennes mobiles qui ressemblaient à des capteurs à haute sensibilité. Des crissements, des craquements et des bourdonnements montèrent de ses flancs arrondis, comme si elle éprouvait le besoin subit de s’étourdir dans une activité intense. Ils allumèrent le réchaud et, après que l’eau fut parvenue à ébullition, ils jetèrent les grains dans le récipient. De minuscules rongeurs gris, attirés par l’odeur, apparurent entre les pieds des tiges mais restèrent à une distance prudente des trois humains.
Le Vioter et les deux choristes plongèrent à tour de rôle les doigts dans le récipient. Ils laissaient parfois tomber un grain et les rongeurs, dont la gourmandise se révélait plus forte que la crainte, jaillissaient de leur abri pour récupérer, d’un coup de langue aussi vif que précis, le précieux butin. Ils poussaient alors un long cri de triomphe qui, bien que suraigu, s’harmonisait avec les vibrations végétales.
Les nuages bas et noirs avaient conquis l’ensemble de la plaine céleste et menaçaient de libérer leur contenu à tout instant. L’air se chargeait d’humidité, répandait des senteurs d’humus et des parfums fleuris. Ils mangèrent sans un mot pendant quelques instants, puis Ilanka rompit le silence.
— Vous allez bientôt sortir de notre vie et nous ne savons pas grand-chose de vous.
Rohel suspendit sa mastication et contempla machinalement un petit rongeur qui s’était approché de sa botte et qui, l’œil brillant, lorgnait la boulette de céréales coincée entre ses doigts.
— Que savons-nous les uns des autres ? répondit-il d’un ton las. Nous avons nos blessures secrètes, nos failles profondes, qui nous empêchent de nous livrer avec sincérité. Les circonstances nous amènent parfois à croiser nos routes mais nous poursuivons chacun notre but, nous restons fondamentalement seuls.
— Je ne me sens plus seul depuis que j’ai trouvé Ilanka ! intervint Joru avec fougue.
Les yeux de Rohel s’embuèrent. Il émietta sa boule de céréales non loin du petit animal, qui se précipita sur les grains épars avec une voracité inversement proportionnelle à sa taille.
— J’ai connu autrefois ce sentiment de plénitude, murmura-t-il. Cette impression d’avoir trouvé la partie manquante de moi-même…
— Une femme ? demanda Ilanka.
Il hocha lentement la tête.
— Pendant plus de six ans, elle m’a soutenu de ses pensées, elle m’a réchauffé de son feu.
— Vous parlez d’elle comme au passé, releva la solmineur.
Le vent jouait dans ses longs cheveux noirs et tirait des rideaux ajourés sur son visage. La blessure de son front s’était pratiquement refermée mais, comme ils n’avaient pas pu en recoudre les bords, elle garderait probablement une cicatrice jusqu’à la fin de ses jours.
— Je ne la perçois plus depuis quelque temps. Je ressens un froid, un vide. Je crains que ses geôliers ne l’aient exécutée.
Un reste d’orgueil le poussa à contenir ses larmes. Il avait pris l’habitude de masquer ses moments de faiblesse au cours de ses six ou sept années d’errance et, bien qu’il n’eût aucune raison de se méfier de ses deux compagnons, ses réflexes continuaient de le gouverner comme un pilote automatique.
— Des êtres venus de l’antespace, poursuivit-il devant l’air interrogatif de ses interlocuteurs. Ils l’ont enlevée pour me contraindre à dérober cette formule à l’Église du Chêne Vénérable. Ils comptent s’en servir pour ouvrir des passages sur l’espace, favoriser l’invasion massive de leurs congénères et asservir, voire anéantir, la race humaine.
— Vous ne devez pas leur remettre la formule ! s’exclama Joru.
— Les choses ne sont pas si simples que ça, rétorqua Le Vioter d’une voix dure. La délivrance de Saphyr est… était mon premier but. Ils m’ont arraché la moitié de moi-même.
— Que comptez-vous faire maintenant ? demanda Ilanka.
— Gagner Déviel, la planète où ils ont établi leur siège. Exiger la vérité sur le sort qu’ils ont réservé à Saphyr. S’ils l’ont réellement tuée, j’aviserai.
Il désigna d’un geste de la main le fourreau de cuir qui reposait en partie sur le sol.
— Je me servirai de cette épée pour les combattre. Et si je n’en trouve pas la force, je la remettrai à quelqu’un d’autre.
— Ce bout de ferraille contre des adversaires aussi redoutables ? s’étonna Joru. Le combat ne paraît pas très équitable.
Le Vioter glissa la main sous sa veste, referma les doigts autour de la poignée de l’épée et la dégaina dans un geste théâtral. Alors, comme si Lucifal avait suivi la conversation et tenait à démontrer sa puissance aux deux choristes chami, elle brilla d’un éclat somptueux dans le jour déclinant. Affolés par cette luminosité soudaine, les rongeurs détalèrent en poussant des piaillements d’effroi. Les fleurs et les herbes environnantes cessèrent de chanter, comme intimidées. La sonde elle-même avait suspendu son grésillement. La surprise figeait les traits de Joru et d’Ilanka, caressés par la lueur intense de la lame.
— Tu persistes à la considérer comme un vulgaire bout de ferraille ? fit Rohel avec un sourire.
Les yeux exorbités et les lèvres arrondies du rémineur étaient la plus probante des réponses.
— Un présent de dieux oubliés à l’humanité, ajouta Le Vioter. Des dieux qui sont d’ailleurs peut-être des hommes ayant atteint un stade d’évolution supérieur. Sans sa puissance, je n’aurais jamais pu percer la carène gonflable du glisseur.
La lumière les entourait d’une bulle protectrice, comme le soleil intérieur des Parfaits que Rohel avait appris à maîtriser sur la Lune Noire, le satellite de la planète Agondange, et qu’il n’était jamais parvenu à reproduire malgré de nombreuses tentatives au cours de ses traversées spatiales.
— On m’a jugé digne de la porter, mais aujourd’hui elle serait sans doute plus efficace dans les mains de quelqu’un de plus déterminé que moi, continua-t-il, les yeux perdus dans le vague.
— Tant que vous n’aurez pas eu la confirmation formelle de la mort de cette… de Saphyr, il restera un espoir, avança Ilanka.
Elle ressentait avec acuité la solitude et la souffrance de ce hors-monde dont le destin semblait écrit par une fée malveillante des légendes chami.
— Et vous, quels sont vos projets ? demanda Rohel.
Il glissa doucement l’épée dans le fourreau. Les végétaux émirent à nouveau leurs notes monocordes. La brillance de Lucifal avait produit une telle impression sur les deux choristes que, pendant une bonne minute, le clair-obscur du crépuscule naissant leur parut aussi sombre qu’une nuit sans étoile.
— La prudence voudrait que nous partions avec vous, répondit Ilanka. Mais il me semble que le vent nous demande de rester sur Kahmsin et d’y fonder une nouvelle civilisation.
Joru lança un regard surpris à la jeune femme.
— Je perçois également cet appel, un murmure qui m’emplit tout entier, dit-il. Je n’avais pas osé t’en parler jusqu’à présent… Je… je croyais que tu me prendrais pour un fou.
Elle lui ébouriffa les cheveux.
— N’aie pas peur de mes jugements, Joru. J’aime tout ce qui vient de toi.
— Rien ne vous empêche en ce cas d’écouter les conseils du vent, avança Le Vioter.
— Vous oubliez les gardes impériaux, dit la solmineur avec vivacité. Les techniciens permanents ont certainement prévenu l’empereur que deux choristes condamnés au Morticant pour avoir rompu leurs vœux se sont évadés et errent comme des animaux sauvages dans les plaines de Kahmsin. Si les choristes ne nous retrouvent pas avant l’arrivée de la cour, les escadrons impériaux se lanceront à nos trousses et finiront par nous capturer. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous exiler sur une autre planète.
La voix synthétique de la sonde l’interrompit et déchira l’harmonie envoûtante du chœur végétal.
— Ce type MO informe les choristes de Cham et le hors-monde que la tempête éclatera dans deux heures. Proverbe correspondant : le temps perdu ne se rattrape jamais.
Ils finirent donc leur repas, lavèrent rapidement le récipient métallique, nouèrent les tissus pour en faire deux sacs et repartirent après avoir distribué les restes de bliz aux rongeurs, ravis de l’aubaine.
Les nuages étaient maintenant tellement lourds que leurs ventres gonflés semblaient frôler les épis et les corolles. Protégés par les herbes pendant leur repas, Rohel et les deux choristes ne s’étaient pas rendu compte que la brise s’était transformée en une bise virulente dont les baisers glacés, mordants, leur piquetaient les oreilles et les lèvres. Les exhalaisons plaintives des fleurs les trempaient dans un bain de tristesse.
En revanche, Le Vioter n’éprouvait plus la sensation de nausée qui l’avait étreint les jours précédents, comme si son organisme commençait à s’accoutumer au mode d’expression de Kahmsin. Il suivait la sonde qui le distançait régulièrement et s’immobilisait pour l’attendre. Il avait l’intuition de plus en plus claire que la gardienne mécanique se désintéressait totalement des deux Chami. Elle n’avait pas bougé lorsqu’ils s’étaient retirés dans un recoin de la grotte pour s’aimer, et il doutait fort qu’elle fût animée par un quelconque sentiment de pudeur : si elle était restée près de lui, c’était pour épier ses faits et gestes. Il trouverait peut-être, dans le vaisseau, une explication plausible à la surveillance étroite dont il faisait l’objet – il était également possible que sa première rencontre avec la sonde de nettoyage eût provoqué une simple réaction de curiosité analytique de la part des gardiennes mécaniques – mais, quoi qu’il en fût, le comportement de son ange gardien l’invitait à redoubler de vigilance.
Les nues libérèrent une pluie épaisse, rageuse, qui hacha menu les plantes et leur fouetta la peau. De la même manière que la veille, le vent tourbillonnant souleva des essaims bruissants de brindilles et de pétales qui les empêchaient de voir à plus de trois pas devant eux. L’eau glacée imbiba et alourdit leurs vêtements. Des éclairs sabrèrent la pénombre, auréolèrent l’horizon de lueurs aussi brèves que violentes.
Ils marchèrent encore pendant plus d’une heure, courbés sur eux-mêmes. Les sous-vêtements grossièrement noués de Joru et d’Ilanka se détachèrent et claquèrent comme des oriflammes. Ils parvinrent à retenir quelques pans de tissu mais d’autres s’envolèrent et filèrent comme des spectres au-dessus des vagues végétales. Leurs robes se retroussèrent et, de nouveau, leurs corps furent livrés à l’appétit du vent et aux caresses cinglantes de la pluie.
— Ce type MO informe les deux choristes de Cham et le hors-monde qu’un capteur à haute sensibilité a localisé l’aéronef de la chorale impériale à une distance de moins de deux kilomètres.
Le vacarme des éléments emporta en partie la voix synthétique de la sonde qui avait pourtant poussé à fond le volume de ses haut-parleurs.
Ils tentèrent machinalement de distinguer la tache claire d’une voile dans le lointain, mais le rideau formé par les hachures obliques des gouttes et les fragments végétaux demeura impénétrable. Les choristes avaient probablement réparé le glisseur, coupé par le plateau et, prenant tous les risques pour rattraper les fuyards et venger leurs morts, ils avaient comblé leur retard en une journée. Ils ne pourraient pas voguer très longtemps en plein cœur de la tempête mais ils réussiraient peut-être à franchir la distance avant que la navigation ne devienne trop aléatoire.
L’imminence du danger donna un regain d’énergie à Rohel et à ses deux compagnons. Il leur fallait, sinon maintenir l’écart entre leurs poursuivants et eux, du moins tenter de se fondre dans les ténèbres avant que les choristes ne les aient repérés. La sonde perdit de l’altitude et se maintint au ras des épis et des corolles, comme pour les protéger du vent et faciliter leur progression. Bien que la nuit ne fût pas encore tout à fait tombée, elle avait allumé ses phares dont les faisceaux étincelants paraient la pluie de chatoiements diamantins.
Ils furent bientôt pénétrés d’une telle fatigue, d’une telle tristesse, que, vidés de leurs forces, ils durent s’arrêter et se laisser choir sur le sol malgré les exhortations grondantes de la gardienne mécanique. Ils tentèrent de se protéger des précipitations en tendant les tissus des sacs au-dessus de leurs têtes, mais les étoffes alourdies, gondolées, devinrent rapidement impossibles à maîtriser. Ils se résolurent à s’exposer à la tempête musicienne, non seulement à la pluie, au vent, aux éclairs et aux coups de tonnerre, mais également à ses mugissements qui leur déchiraient l’âme.
*
Comprenant qu’ils risquaient de chavirer s’ils persistaient à défier cette tempête – elle s’annonçait encore plus violente que celle de la veille –, Sakyja Madura ordonna à ses équipiers d’abaisser la voile et de jeter l’ancre. Il lui en coûtait de surseoir à la chasse mais elle ne pouvait mettre en péril la vie de ses équipiers rescapés (elle avait dépensé une véritable fortune en poudres psychodépendantes et en primes pour recruter et soumettre ces hommes et ces femmes en provenance d’une dizaine de planètes de la Quatrième Voie Galactica).
Une fois l’aéronef immobilisé, les pirates coururent se réfugier dans les coursives de l’entrepont, mais les deux ourlaïrs, surexcités, échappèrent à leurs maîtres, sautèrent par-dessus le bastingage et s’évanouirent dans la pluie et la nuit naissante.
— Bande d’incapables ! hurla la chivetaine. Rattrapez-les !
— Inutile. Ils ont flairé une proie dans les parages, fit un homme. Ils reviendront lorsqu’ils auront eu leur dose de viande fraîche et de sang.
Sakyja Madura posa l’avant-bras sur son front pour se protéger des gouttes de pluie aussi lourdes que des pierres. Les trombes fusaient sur le pont avec la vitesse et la violence des comètes célestes que l’Ontegut était parfois amené à rencontrer. La voile abaissée claquait en cadence contre le mât et les vergues. La carène récupérait en souplesse les gîtes générées par les bourrasques. La chivetaine lança un regard furibond à son équipier, un homme aux longs cheveux blancs que la pluie collait sur son front et ses joues.
— Et si cette proie était le déserteur du Jahad ? glapit-elle.
L’homme haussa les épaules d’un air désolé.
— En ce cas, chivetaine, il n’y a plus grand-chose à faire pour lui…
Elle balaya sa colère d’un revers de main. Les ourlaïrs lui feraient perdre une fortune (rien ne prouvait toutefois qu’elle eût la possibilité de négocier avec la hiérarchie du Chêne Vénérable, une hydre probablement plus redoutable que les parrains les plus influents de Godoron), mais il lui importait bien davantage de récupérer son vaisseau, de voguer de nouveau dans l’espace, de retrouver l’ivresse des hypsauts. Cette planète et ses tempêtes commençaient à lui donner la nausée. Elle descendit avec les autres dans l’entrepont, s’engouffra dans un compartiment ouvert où elle s’assit sur des couvertures pliées. Au bout de quelques minutes, elle se rendit compte qu’elle avait complètement oublié la prisonnière ligotée au mât. Elle ouvrit la bouche pour ordonner à l’un de ses hommes d’aller la détacher mais, au dernier moment, elle se ravisa : que la choriste continue donc de souffrir, puisqu’elle voulait à tout prix expier ses fautes !
Sakyja Madura sentait monter en elle cette terrible colère qui l’avait submergée lors de la nuit précédente. Elle se mordait déjà les lèvres pour ne pas céder à la pulsion dévorante qui lui commandait de répandre la mort autour d’elle. Elle caressa nerveusement la crosse de son vibreur à ondes mortelles, enfoncé dans la ceinture de tissu de sa combinaison. Elle prit conscience à cet instant que seules les mains et les lèvres de fra Kirléan auraient réussi à l’apaiser. Or elle avait projeté de tuer le missionnaire, non seulement pour le punir de l’avoir trahie avec l’aide de l’intelligence artificielle, mais également et surtout parce qu’elle s’interdisait formellement de tomber amoureuse. Épargner son amant reviendrait à entretenir une faiblesse, à ouvrir une brèche dans laquelle se précipiteraient ses ennemis. Elle tourna la tête vers la cloison de bois pour soustraire sa détresse aux regards inquisiteurs de ses équipiers.
Xandra ne percevait plus les limites de son corps, frappé sous tous les angles par le vent et la pluie. La tempête avait eu raison des ultimes lambeaux de sa robe qui s’étaient envolés et coincés quelques mètres plus haut sous les vergues. Les cordes, rétractées par l’humidité, lui comprimaient les poignets, les chevilles, lui coupaient la circulation sanguine. Elle ne sentait plus ses mains ni ses pieds. Ses membres écartelés n’étaient plus que des excroissances douloureuses qui semblaient se détacher progressivement d’elle. Les lourdes gouttes de pluie lui giflaient la poitrine, meurtrissaient ses mamelons déjà gercés par la sécheresse du jour. Le vent glacial s’insinuait dans la faille de son ventre, rongeur volatil et sournois.
Elle ne se révoltait pas contre son sort, estimant qu’elle était punie par là où elle avait péché, comprenant que l’eau et l’air de Kahmsin la purifiaient avant d’expédier son âme vers une nouvelle destination. Elle espérait seulement que Joru et Ilanka réussiraient dans leur entreprise, qu’ils échapperaient aux gardes impériaux, qu’ils pourraient s’exiler sur un autre monde et s’aimer sans retenue. Elle ne regrettait rien, ni les cinquante années de sa vie passées au service du chœur, ni les moments de plaisir intense volés dans l’ombre des greniers, des chambres ou des caveaux, ni l’impulsion qui l’avait poussée à délivrer les deux fautifs.
Elle croyait déceler des mots, des phrases, dans les mugissements du vent, dans le crépitement de la pluie, dans les gémissements des végétaux. Une mélodie se détachait de la symphonie des éléments, encore ténue, encore imprécise. Elle ferma les yeux, oublia la douleur, s’abandonna à la tempête musicienne comme elle avait tenté de le faire à maintes reprises lors de ses séjours saisonniers sur Kahmsin. Elle n’y était jusqu’alors jamais parvenue, une partie de son mental refusant obstinément de lâcher les prises. Elle se rendait compte à présent que les lois chorales l’avaient empêchée de plonger dans les profondeurs de son âme, que l’allégeance au monde dogmatique de l’octave était incompatible avec les explorations dangereuses, exaltantes, auxquelles la conviaient les éléments de Kahmsin. Si les choristes s’étaient ainsi entourés de lois, de principes rigides, c’était uniquement parce qu’ils avaient eu peur d’eux-mêmes.
Elle était enfin prête à débusquer les démons et les fantômes qui la hantaient. Le chant se précisait, se détachait avec de plus en plus de netteté du cœur obscur de la tourmente, la pénétrait par son ventre, montait en elle comme une vague dévastatrice dont l’écume venait mourir sur ses lèvres.
Demain, avant que Mu, la première des étoiles diurnes, n’entame sa course dans la plaine céleste, elle chanterait dans le silence de l’aube.